Les mutations du monde de la publicité en ligne pourraient secouer durablement les deux ogres du secteur que sont Google et Meta.
Le pop-corn est légèrement caramélisé et prêt à être dégusté. Au milieu de l’écran : l’avenir des principaux personnages d’Internet, Google et Meta, dont la grande majorité des revenus dépend de la publicité en ligne. Ce duopole a lâché du terrain en 2022 et représente désormais un peu moins de la moitié de l’ensemble du marché aux Etats-Unis. Une première depuis près de dix ans. Le contexte inflationniste actuel est un début de réponse aux déboires de ces géants. Mais tout porte à croire que cette mauvaise dynamique va perdurer en 2023… et au-delà. Car Google commence à être bousculé sur son cœur de métier, le search (recherche) et entend le régulateur toquer de plus en plus fortement à sa porte. Meta, de son côté, est menacé par les nouvelles considérations en matière de vie privée. Le gâteau de la pub sur Internet, certes, continue de grossir : + 10 % en 2023 selon Insider Intelligence, mais la concurrence s’organise. « C’est la première fois depuis très longtemps que l’on assiste à des bouleversements de cette taille dans notre milieu », résume Alain Lévy, fondateur de l’adtech Weborama. Tour d’horizon des changements en mesure de redéfinir la carte des puissances sur le Web.
1 – Recherche : Google est-il intouchable ?
L’entrée fracassante de Microsoft dans le search, la recherche sur Internet, fait frémir Google. L’an passé, ce dernier a empoché 162 milliards de dollars de revenus publicitaires grâce à son quasi-monopole (environ 90 % des recherches mondiales). C’est plus de la moitié de ses revenus globaux, 282 milliards de dollars sur les douze derniers mois. Microsoft déboule avec un argument de poids : son tout nouveau chatbot Bing-ChatGPT, présenté en février, serait selon lui plus pertinent que la traditionnelle recherche Google. Cela reste à prouver bien sûr (les chatbots ont montré de nombreuses limites). Mais s’attaquer à l’ogre du business offre des perspectives mirobolantes. L’entreprise dirigée par Satya Nadella estime que chaque augmentation de 1 % de sa part de ce marché (actuellement 3 % dans le monde) représente environ 2 milliards de dollars de revenus supplémentaires dans sa poche.
Google ne se laissera pas faire et développe ses propres outils basés sur l’IA. L’entreprise conserve par ailleurs une belle longueur d’avance en étant le moteur de recherche par défaut de la plupart des ordinateurs et smartphones au monde. Le plan de bataille de Microsoft n’est, enfin, pas clair. Comment monétiser l’IA ? Faut-il intégrer des liens payants à des recherches par exemple ? « Mais combien vont cliquer sur ces liens alors qu’ils obtiennent déjà une réponse complète à leur demande ? » s’interroge Laurent Nicolas, PDG du spécialiste du ciblage publicitaire Implcit. Tout reste à construire. Ne pas monétiser ces chatbots serait tout aussi problématique pour le secteur. Faute de visibilité, la valeur des publicités chuterait drastiquement.
2 – TikTok, Amazon et Apple montent en puissance
Tout comme Microsoft, TikTok pense avoir son mot à dire dans la recherche Internet. Sa barre de search serait utilisée par environ 40 % des jeunes. Mais pour l’heure, c’est sur ses fonctions sociales que l’application progresse le plus. Ses revenus publicitaires, grâce à ses courtes pastilles, s’élèvent à environ 11 milliards de dollars pour 2022 (+ 200 % sur un an). Sa nouvelle popularité fragilise les revenus pub de ses concurrents Meta (-1 % en 2022) et YouTube (-7,8 % de croissance au quatrième trimestre 2022). « Les recettes sont de plus en plus fragmentées entre les réseaux sociaux. Pour les annonceurs, les campagnes ont donc de moins en moins d’efficacité pour les mêmes coûts », résume Emmanuelle Patry, consultante spécialiste en stratégie des réseaux sociaux. Des abonnements payants voient le jour chez Meta, YouTube et Twitter pour compenser ces pertes.
L’autre nouveau géant de la pub en ligne est Amazon. Ses revenus associés ont gagné 19 % au dernier trimestre 2022. Les barres de recherche des sites d’e-commerce se valorisent de mieux en mieux. « En France, des plateformes comme Fnac-Darty, Carrefour ou même Veepee en France sont aussi intéressantes pour les annonceurs qui recherchent de meilleures performances pour leurs campagnes et se rapprochent donc des sites où sont effectués les achats », explique Emmanuel Amiot, partenaire au sein du cabinet Oliver Wyman, auteur du dernier Observatoire de l’e-pub . Ces sites détiennent par ailleurs une masse de données utilisateurs qu’ils apprennent peu à peu à valoriser auprès des marques. Les autres challengers en puissance dans le milieu de la publicité en ligne s’appellent Netflix, Spotify, ou encore Apple, dans l’affichage de publicité sur les services de streaming audio et vidéo de plus en plus populaires. Selon Insider Intelligence, ces compagnies devraient, elles aussi, afficher en 2023 des croissances à deux chiffres de leurs revenus publicitaires aux Etats-Unis. D’autres secousses sont à prévoir. « Le monde de la télévision se digitalise lui aussi et s’ouvre à l’analyse de données, ce qui va grandement intéresser les annonceurs », anticipe Laurent Nicolas.
Le milieu observe enfin avec attention les poursuites pour monopole lancées par le gouvernement américain à l’encontre de Google – la dernière date de janvier. En plus du search , la firme de Mountain View a la mainmise sur de nombreuses autres briques technologiques du secteur, à l’image du serveur publicitaire. A ce titre, plusieurs amendes colossales lui ont également été infligées par l’Union européenne (UE) ces dernières années. « L’action étatique est la seule à ce jour à pouvoir vraiment faire tomber Google de son piédestal », juge Laurent Nicolas.
3 – Vie privée : le vent de la révolution
Les cookies tiers – qui permettaient de suivre les internautes d’un site à un autre et donc, de mieux le cerner – sont en cours d’abandon. Pour des raisons éthiques d’abord. « Le ciblage, le message parfait au bon moment, à la bonne personne, sans contrainte, répondait à un besoin qu’en réalité personne n’était prêt à expérimenter », explique Guilhem Fouetillou, à la tête de Linkfluence. Mais aussi d’expérience. « Une paire de chaussures consultée une seule fois nous suivait parfois trois semaines dans notre navigation sur le Web. Ce qui a très vite lassé les utilisateurs », rappelle Laurent Nicolas. L’Europe a été le fer de lance de ce mouvement avec l’instauration du RGPD en 2018, puis de bannières de consentement aux cookies qui ont généré pas loin d’un tiers de refus. L’UE se montre très offensive sur le sujet. En témoigne la lourde amende infligée en fin d’année dernière à Meta (390 millions d’euros) pour ce même défaut de consentement à de la publicité ciblée.
Les grandes entreprises sont sommées de s’adapter. Dans son navigateur Safari, Apple a ainsi abandonné ces cookies tiers. Son App Tracking Transparency (ATT), instauré il y a deux ans, permet à tous les utilisateurs d’iPhone de choisir quelles applications sont en mesure de les tracer. Ce programme a amputé de 10 à 13 milliards de dollars les recettes de Meta en 2022. Google, quant à lui, montre des signes de fébrilité : il a repoussé par deux fois l’abandon des cookies tiers sur Chrome (l’entreprise vise désormais mi-2024). Les observateurs sont dubitatifs quant à l’émergence d’équivalents tout aussi précis pour les annonceurs. « Ils n’y arriveront pas », cingle Alain Lévy. Le français Criteo a, lui aussi, baissé les bras. Ce fleuron français, coté au Nasdaq, fait pivoter son modèle centré, à l’origine, sur l’utilisation de ces cookies tiers. Meta et Google conservent le droit d’utiliser les cookies dont ils sont les propriétaires (first party cookies). De quoi, si leur nombre d’utilisateurs continue de croître, garder une longueur d’avance auprès des annonceurs.
Le marché s’ouvre malgré tout à de nouvelles manières de faire. Une coalition de grandes entreprises des télécoms, Vodafone, Deutsche Telekom, Telefonica et le français Orange ont annoncé en février la mise en place d’un système d’identifiant. Concrètement, les annonceurs trouveraient alors un moyen de tracer les consommateurs avec leur numéro de téléphone (avec leur consentement explicite). En parallèle, les historiques publicités contextuelles vont revenir en force. Une publicité pour les aliments bio, par exemple, sera principalement visible sur les sites qui en parlent (ou en vendent). La valeur de ces publicités sera alors basée sur la connaissance des sites Internet et de leurs audiences, destinée à devenir de plus en plus fine. Et non plus sur celle des utilisateurs eux-mêmes. Un vrai changement de paradigme.