L’abeille et l’internaute : péril sur la ruche
L’Internet, c’est comme une ruche : des centaines de millions d’abeilles le butinent en permanence, le pollinisent pour lui permettre de faire éclore et d’enrichir sans cesse plus de contenus, de créer de nouveaux services. C’est en tout cas la façon dont il a fonctionné ces deux dernières décennies. Les abeilles ont produit le miel dont se sont repus les géants de l’Internet et qu’ils ont commercialisé auprès de leurs clients, en grande partie grâce aux cookies, qui permettaient de mieux connaître les abeilles et de rendre plus efficaces encore butinage et pollinisation, au profit de toute la ruche. Ce modèle peut d’ailleurs s’appliquer à l’ensemble des activités économiques, comme le suggère notamment l’économiste Yann Moulier-Boutang pour qui, comme les abeilles, tous les hommes créent de la valeur économique.
S’agissant d’Internet, la ruche est en danger. Alors que le miel est une production collective et qu’à chaque fois qu’un internaute butine, il contribue à l’amélioration globale du système et crée donc une valeur commune, cette valeur est de plus en plus captée par une poignée d’acteurs, à la fois dominants et en lutte féroce les uns contre les autres. Google et Meta détiennent 75 % du marché du marketing digital. Et le seul moyen dont ils disposent pour poursuivre leur trajectoire de croissance consiste à dévorer les parts de marché de l’autre. La fin programmée du cookie tiers, par exemple, est une façon pour ces géants de s’approprier le fruit du travail collectif et donc d’appauvrir le produit du butinage et de la pollinisation.
Le risque est que nous ayons atteint une sorte de pic dans la diversité des contenus et que nous rentrions progressivement dans l’ère des ruches « spécialisées », celle de Google, de Meta ou d’Amazon, chacune produisant son propre miel dans son « jardin clos », détruisant ainsi peu à peu le modèle communautaire d’Internet.
Comme chacun des titans veut détruire ses concurrents, ils vont encore multiplier la puissance de leurs outils technologiques (à l’exemple du métavers), exiger des abeilles, tenues en servage, de plus en plus de production dans leurs propres ruches, augmentant encore leurs besoins en énergie. Certaines études montrent que le marketing digital représente aujourd’hui 4 % des émissions globales de gaz à effet de serre et que cette proportion pourrait atteindre 8 % dans trois ans. Nous ne sommes pas si loin d’une catastrophe écologique silencieuse : consommation excessive d’énergie d’un côté, disparition des abeilles de l’autre.
La distorsion qui s’empare aujourd’hui d’Internet est un problème d’éthique, qu’il s’agisse du respect de l’individu, de l’accès à des contenus libres et divers, de l’impact environnemental. Or les réponses institutionnelles sur la protection de la vie privée ou la lutte contre les monopoles seront lentes et risquent même d’avoir un temps de retard sur les mouvements des grands acteurs. Et il est impensable de confier l’avenir de la jeunesse et de la planète à ces entreprises qui non seulement ont réussi à imposer leur loi sur le monde de la publicité digitale, mais prennent aussi des positions dominantes dans l’intelligence artificielle.
La solution est que les abeilles reprennent le pouvoir. Si elles arrêtent de butiner, plus de Google ou de Meta… L’internaute doit récupérer le contrôle de ses données, redonner de la valeur au concept de « privacy », exiger un nouvel équilibre dans ses échanges avec les géants du Net, prendre conscience que les services « gratuits » qu’il est censé obtenir sont en réalité de plus en plus coûteux pour la collectivité et s’engager dans une sorte de frugalité numérique. Cela ouvrirait la voie à un marketing digital plus respectueux de l’individu, plus éthique et davantage en phase avec les aspirations de la société